Un document complet sera diffusé durant la prochaine conférence des métiers du journalisme. Découvrez la première partie, préambule à la première table-ronde.
Denis Ruellan, professeur, Celsa, université Paris-Sorbonne.
Atelier animé avec Véronique Richard, professeur émérite, Celsa,
université Paris-Sorbonne
Le journalisme partage avec d’autres formes de discours sociaux sur le monde (la littérature, la science, la peinture, la politique) un goût peu modéré pour les récompenses, prix, distinctions, décernés généralement par des pairs et résultant d’un processus de concours, de mise en concurrence. On connaît le prix Nobel et ses déclinaisons décernés aux écrivains, aux chercheurs et aux engagés dans une cause, et l’on sait que ces manifestations viennent autant récompenser des trajectoires individuelles que mettre en lumière une pratique collective et une communauté.
Quand est décerné un prix d’excellence, le lauréat est auréolé de la reconnaissance de ceux qui le consacrent (des pairs, des usagers, des autorités), mais c’est une collectivité plus large qui exprime son existence, c’est elle qui se montre et dit sa propre excellence. Ainsi, quand est attribué chaque année le prix Albert Londres, c’est toute une communauté qui parle à travers celui qu’elle honore. Ce prix fut créé en 1933, un an après la disparition d’un fameux reporter de l’époque, et la célébration annuelle de sa mémoire n’est pas seulement un hommage qui lui est rendu, c’est le moment par lequel le journalisme se montre à lui-même et à la communauté nationale. La consécration est parfois hissée au rang international, comme en témoignent des prix comme le Pulitzer ou le Word Press photo. Un prix ne consacre pas qu’un individu, il distingue aussi un champ de pratique, il construit la permanence de sa notoriété au regard de la société entière, et celle-ci retombe sur les institutions où travaillent les lauréats : un prix scientifique distingue autant le laboratoire, l’institut de recherche, la nationalité que le chercheur lui-même.
C’est ainsi qu’il nous semble possible de comprendre la prolifération de prix
d’excellence du journalisme, qui s’est développée ces dernières années. Ainsi, dans ce chapitre, Hervé Demailly, responsable de la formation au Celsa, signale qu’une étude récente en a repéré près de 80, et encore ne s’agit-il que des plus notables. Ils sont de tous ordres, certains sont honorifiques, d’autres délivrent un chèque, d’autres encore proposent un emploi à durée déterminée, voire un stage. Samuel Bouron, qui conduit une recherche en partenariat avec les CPNE Presse et Audiovisuel ainsi que la CPNEJ, a constaté que les étudiants en journalisme sont nombreux à se présenter, et il détaillera quelques effets sociaux de ces dispositifs de prix et concours sur la sélection et probablement la carrière des futurs journalistes. Céline Pigalle, journaliste, en apportera aussi le témoignage personnel puisqu’elle fut elle-même lauréate.
En effet, un prix n’est pas seulement la récompense d’une trajectoire achevée, la consécration d’un talent par la reconnaissance d’un parcours et des oeuvres qui l’ont ponctué. Souvent, un prix vient honorer une promesse, ou en tout cas un potentiel. De nombreux dispositifs s’adressent à de jeunes journalistes, qu’ils soient réservés à des étudiants en journalisme (ou pas, d’ailleurs) ou qu’une limite d’âge soit imposée. Le prix Albert Londres est lui-même cantonné aux moins de quarante ans. La récompense est alors prise par les lauréats ou candidats pour ce qu’elle est au fond : une satisfaction personnelle bien entendu, mais surtout un activateur de notoriété. Pouvoir signaler sur un CV, lors d’un contact professionnel (voire personnel), dans une biographie d’auteur, que l’on a été élu par des pairs, est un moyen de publicité qui permet de vanter et donc de vendre sa compétence et ses productions au mieux. Dans une société qui demeure attachée à l’indicateur (plus qu’à la réalité parfois) méritocratique, qui a fait du tableau d’honneur et des remises de médailles un moment clé de sa reproduction, les journalistes utilisent les prix et divers concours pour performer leur carrière alors que les moyens de se distinguer, dans un marché de travail très tendu (pour ne pas dire qu’il se réduit) où les places sont chères. Toute la galaxie des contrats précaires et des stages qui tiennent lieu d’emploi, évoquée dans ce livret, participe du même phénomène : pour se montrer et espérer être accepté, il faut entrer dans des processus de distinction. Les prix peuvent aussi avoir un effet de protection, dans le journalisme c’est un élément important.
Si les intérêts des individus, jeunes souvent mais aussi moins jeunes car la
dynamique des prix sert longuement les constructions de carrière, si ces intérêts sont faciles à comprendre, ceux des institutions qui les décernent sont moins évidents de prime abord. Nous l’avons dit, au plan de la profession, il s’agit de mettre en lumière son existence et ses valeurs. Sur le plan des institutions qui souvent portent des prix (par exemple pour promouvoir l’idée européenne, des relations entre deux nations, une spécialité professionnelle, un genre journalistique), le prix remplit la même fonction tout en étant un moyen de sociabilité et de socialisation : participer à un jury, faire jury, c’est faire identité commune. Et les entreprises médias, pourquoi font-elles des prix ?
Pour les mêmes raisons : se mettre en lumière et valeur, promouvoir une spécificité, faire soi car réunir un groupe de membres d’une entreprise pour élire ce que l’on croit ensemble être le meilleur ou le plus prometteur, c’est un acte qui permet de construire son propre ensemble, d’être ensemble en se projetant vers un avenir commun que soutiennent des critères d’excellence partagés.
L’avenir, c’est probablement ce qui intéresse le plus les entreprises. Depuis
longtemps, depuis la bourse Lauga-Delmas proposée par Europe 1 ou la bourse Jacques Goddet décernée par l’Équipe, elles se sont emparées du dispositif de prix pour féliciter les meilleurs étudiants, généralement issus des 14 écoles reconnues. La particularité de ces prix est qu’ils donnent lieu à un emploi à durée déterminée, c’est-à-dire à une récompense qui à d’autres époques aurait pu être entendue comme une punition : le travail ! À des époques où il était moins rare, où les entreprises médiatiques se portaient mieux aussi.
Aujourd’hui, entrer dans le journalisme est difficile, les études menées par les laboratoires Crape et Carism il y a quinze ans déjà l’ont montré, l’insertion professionnelle se fait par un sas de plus en plus long, constitué
de plus en plus de séquences courtes (stages, cdd, concours), et les sorties
anticipées du métier, notamment des journalistes femmes, se multiplient. Du côté des entreprises, inutile de décrire leur situation, elles dégraissent
et si elles embauchent elles ne peuvent pas se tromper, elles veulent tomber
juste, trouver la perle. Et les concours pour un emploi leur paraissent la solution : un public pré défini – les écoles -, une procédure à laquelle les écoles participent largement, et encore une étape de validation – des contrats à durée déterminée, une période d’essai – pour finalement choisir leurs futurs employés, ceux sur lesquels elles vont particulièrement compter.
Celine Pigalle, lauréate d’une bourse au début de sa carrière, nous dira que cette position d’élue n’est pas forcément si confortable, tant pour l’individu qui en tire tout de même bénéfice, que pour l’entreprise qui constitue ainsi en son sein une sorte d’élite, de petite caste. Hervé Demailly souligne pour sa part que ces dispositifs de recrutement – car il s’agit bien de cela – pénètrent très profondément l’organisation pédagogique des écoles, ce qui doit interroger. Enfin, Samuel Bouron souligne que ces concours participent d’un système de sélection des journalistes qui n’a pas besoin que les tendances à l’homogénéité vers le haut de la pyramide sociale s’accroissent. Quant à nous, un instant philosophes, nous nous interrogeons ici sur le sens et la valeur de dispositifs qui mettent en compétition des individus pour ce qui est fondamentalement constructeur, de l’individu et de la société, de soi et des collectivités : l’emploi, le travail.
L’emploi, le travail, peuvent-ils être une récompense ? Pour mémoire,
rappelons que la Constitution française de 1946 dit dans son préambule,
lequel est repris intégralement dans la Constitution de 1958 : » Chacun a
le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi « .
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